09/10/2021
 11 minutes

Montres de luxe et durabilité, une contradiction ou une idée réalisable ?

Par Tim Breining
Jacques Lemans Eco Power Solar Watch-2-1

Lorsque Chrono24 m’a demandé d’écrire un article sur les montres de luxe et la durabilité, j’ai accepté à la condition de pouvoir également porter un regard critique sur le sujet. Au lieu de faire les éloges de diverses marques, je veux essayer de traiter le sujet de la manière la plus juste et objective possible – et pas uniquement faire de la publicité gratuite. Pour conserver une approche objective, il est essentiel de ne pas se focaliser sur le point de vue des amateurs de montres, mais plutôt discuter de la signification de la durabilité dans le contexte des biens perçus comme étant « de luxe ». Nous pourrons ensuite appliquer nos découvertes à notre sujet favori afin de faire la lumière sur la manière dont les marques défendent la durabilité (ou exploitent une prétendue durabilité à des fins marketing).

La notion de durabilité dans les produits de consommation courante et les produits de luxe

Le développement durable est sur toutes les lèvres et quasiment tous les secteurs industriels sont contraints de s’attaquer à ce problème, ou du moins de donner l’impression de le faire. Même en tant que consommateur, il est difficile d’échapper à ce sujet. Dans la vie quotidienne, la moindre visite au supermarché vous expose à des labels biologiques établis ainsi qu’à un nombre incalculable d’autres labels et de promesses de durabilité bien ficelées sur les emballages, qui séduisent principalement une clientèle aisée et souhaitant avoir bonne conscience. Chaque achat est ainsi un acte de contribution à une économie plus ou moins durable, et chaque ticket de caisse est en quelque sorte un bulletin de vote pour ou contre un certain produit, l’entreprise qui le fabrique ainsi que les conditions écologiques et éthiques de sa production.

En ce qui concerne les biens de consommation quotidienne ou régulière, nous sommes instinctivement conscients de l’importance d’une production plus durable. Contrairement aux générations précédentes, nous sommes de plus en plus sensibilisés à notre manière de consommer, par exemple aux conditions de travail précaires dans l’industrie de la « mode jetable » et à l’énorme pollution environnementale qui y est associée, ou encore aux conditions d’élevage industriel.

Les montres de luxe ont été presque absentes des discussions sur la durabilité.

Dans le cas des produits de luxe, cette tendance est arrivée plutôt tard – et n’est toujours pas à l’ordre du jour chez certaines marques. Pour le commun des mortels, les produits de luxe sont réservés à des occasions très spéciales : vous dépensez une coquette somme d’argent et recevez en contrepartie une pièce exclusive fabriquée dans des matériaux rares et coûteux, produite par un artisan minutieux et présentée dans un emballage élégant, sans compter votre éventuelle visite dans un magasin flambant neuf. La question d’une production respectueuse du climat ou de l’utilisation de matériaux recyclés n’est pas exactement la première chose qui vient à l’esprit de l’acheteur, bien au contraire. Dans le secteur du luxe, l’utilisation généreuse ou le « gaspillage » de matériaux rares peut même être interprétée comme une qualité plutôt qu’un défaut.

À première vue, luxe et durabilité semblent donc fondamentalement incompatibles car le luxe est synonyme d’extravagance superflue. L’achat le plus durable reste toutefois celui qui n’aura pas lieu. S’il paraît difficile de se passer de nourriture ou de vêtements, les produits de luxe ne sont absolument pas indispensables à notre survie. Les acheteurs accordant une certaine importance à la durabilité mais ne souhaitant pas se priver d’une touche de luxe occasionnelle se demandent donc comment les marques peuvent parvenir à faire rimer luxe et durabilité.

La durabilité ne se limite pas aux thématiques faisant la une des médias, comme l’utilisation durable des ressources et la protection du climat : les Nations Unies ont par exemple analysé 17 aspects différents dans leur Agenda 2030. Chaque marque de montres possède sa propre approche et travaille sur différents aspects. Dans cet article, nous allons examiner de plus près certains de ces concepts et les illustrer d’exemples tirés du secteur. Dans un souci de clarté, j’ai essayé de définir quelques catégories en leur associant des exemples de certaines marques.

Quelles sont les approches adoptées par les marques pour améliorer la durabilité de leurs produits ?

L’énergie solaire vient par exemple conférer une image plus « verte » aux montres.

Les approches directes : matières premières, énergie et conditions de production

L’approche la plus évidente pour rendre un produit plus durable est probablement d’éliminer ou de minimiser la consommation de ressources. Il est impossible de se passer totalement de matières premières, mais il est possible d’opter pour une version clairement plus durable de celles dont vous ne pouvez (ou ne voulez) pas vous passer. Des éléments tels que l’impact environnemental de l’extraction et du traitement du matériau concerné ou le choix de matières premières à teneur recyclée entrent bien entendu en compte, mais les aspects éthiques tels que les conditions de travail ne doivent également pas être oubliés.

Recyclage

De nombreuses marques du secteur sont familières avec la notion de recyclage, qui ne concerne toutefois pas vraiment les matériaux de fabrication, mais plutôt les accessoires et les matériaux d’emballage. L’acier possède par exemple généralement une teneur recyclée relativement élevée, mais son recyclage est également très gourmand en énergie. La liste des marques proposant entre autres des bracelets ou des coffrets fabriqués à partir de matériaux recyclés est assez longue.

IWC a par exemple mis au point des bracelets en papier tandis qu’Alpina et Breitling recyclent non seulement le plastique courant, mais également le plastique provenant de filets de pêche abandonnés dans l’océan. Breitling fait ainsi appel à la fibre Econyl, fabriquée à partir du plastique marin susmentionné, tandis qu’Alpina a collaboré avec la micro-marque Gyre Watch afin de donner naissance à un boîtier en plastique marin enrichi de fibres de verre pour sa Seastrong Gyre Automatic.

Breitlings „Superocean
La « Superocean » de Breitling a été fabriquée en partie à partir de plastique recyclé.

Certaines marques se sont également rendu compte de la problématique posée par les emballages souvent opulents des montres de luxe. Depuis 2020, la marque britannique D2C Christopher Ward emballe ses montres dans des étuis compacts fabriqués à partir de matériaux largement biodégradables tels que les panneaux en aggloméré, le bambou et le coton. Breitling accompagne quant à elle certains de ses garde-temps d’un coffret fabriqué à partir de bouteilles PET 100 % recyclées – mais propose aux clients le souhaitant de recevoir tout de même un coffret « classique ». Dans ce cas, la thématique du recyclage est abordée et le client est encouragé à faire un don compensatoire à une organisation environnementale. Je serais personnellement très intéressé de savoir de quelle manière cette thématique est abordée pendant l’entretien de vente et comment elle est perçue par le client.

La montre recyclée la plus radicale sera probablement la Panerai Submersible e-LAB-ID : cette montre concept limitée à 30 exemplaires et dévoilée en 2021 affiche un taux de recyclage de 98,6 %. Même le verre saphir et les dépôts lumineux sont fabriqués à base de matériaux recyclés ! De nombreuses solutions détaillées ont dû être mises en place avec les fournisseurs afin d’atteindre ce taux de recyclage de presque cent pour cent. Cette montre ne sera cependant probablement proposée qu’en édition limitée.

Panarai Submersible
Panerai lance sa Submersible, une montre recyclée à 98,6 %.

Toutes les mesures décrites jusqu’à présent lancent un nouveau débat : le remplacement de quelques composants ou la fabrication de montres en série strictement limitée font-ils véritablement progresser la protection de l’environnement ou s’agit-il plutôt d’actes symboliques ? Si l’on suit l’argumentation « le luxe est superflu », un bracelet recyclé est une simple mesure de greenwashing pour nous vendre un produit auquel on pourrait effectivement renoncer. En faisant preuve d’une certaine ouverture d’esprit, il faut toutefois reconnaître que chaque amélioration, aussi minime qu’elle soit, apporte sa contribution. Même si nous sommes conscients que les produits de luxe ne sont pas indispensables à notre vie, beaucoup d’entre nous ne sont pas prêts à y renoncer complètement aujourd’hui ou dans un avenir proche.

Production éthique

Comme nous l’avons déjà indiqué, la notion de durabilité comporte de nombreux aspects allant bien au-delà de l’utilisation durable des ressources et de la protection du climat. C’est particulièrement le cas des produits de luxe : les métaux précieux et pierres précieuses entrant dans la fabrication de certaines références proviennent souvent de pays instables aux conditions de travail précaires, et les consommateurs sont de plus en plus nombreux à se demander comment concilier ces deux aspects. La marque Chopard, qui a fait ses armes dans le secteur de la joaillerie, a pris position il y a plusieurs années et achète uniquement de l’or Fairmined. Tout comme les labels ambitieux de l’industrie de la mode, ce label met en place des critères très stricts : en plus d’une traçabilité irréprochable, Fairmined veut également permettre aux petites entreprises minières d’accéder au marché tout en améliorant leurs conditions de travail et leurs possibilités de développement. Si la protection de l’environnement est également prise en compte, l’accent est clairement mis sur les travailleurs et leurs conditions de travail. Outre le label Fairmined Gold, il existe également le label étendu Fairmined Eco Gold, qui soumet les produits chimiques utilisés lors de l’extraction à des exigences encore plus strictes.

Chopard
Avec le label Fairmined, Chopard est considéré comme un pionnier en matière de matériaux horlogers éthiques.

Il ne faut pas non plus oublier que de nombreuses manufactures de montres de luxe assurent des emplois qualifiés dans des pays à hauts salaires, participent à une création de valeur importante dans ces pays, forment de nouveaux collaborateurs et paient des taxes professionnelles.

Utilisation durable de l’énergie

Les économies d’énergie et l’utilisation d’électricité produite à partir de sources renouvelables constituent également un élément essentiel, bien que moins tangible, d’une production durable. La consommation d’énergie joue un rôle dès l’extraction et le traitement des ressources car elle influence le bilan carbone des matières premières achetées. Un fabricant de montres a toutefois également besoin d’énergie pour faire fonctionner ses machines et de chaleur pour maintenir ses entrepôts à une température correcte, une énergie qui peut provenir de sources fossiles ou renouvelables.

Les bâtiments neufs possèdent ici l’avantage de pouvoir être conçus de manière à ce que la structure ainsi que l’équipement soient plus écoénergétiques. Panerai et IWC ont par exemple construit de nouveaux locaux fonctionnant, entre autres, grâce à une ingénieuse récupération de chaleur. Les deux entreprises appliquent cette stratégie à plus grande échelle en optimisant également la consommation d’énergie de leurs magasins, par exemple grâce à des concepts d’éclairage économiques.

L’approche indirecte : le soutien aux initiatives et l’incitation à la compensation

À l’image des marques de bière promettant de planter un arbre pour chaque caisse vendue ou des compagnies aériennes vous proposant de compenser vos émissions de CO2 pour un vol en faisant un don à une organisation de protection du climat, de nombreuses marques de montres proposent des mesures de ce type en faveur de la durabilité. Il s’agit en quelque sorte de leur manière de s’excuser : elles ne sont malheureusement pas en mesure de fabriquer leurs produits sans impact environnemental, mais peuvent proposer leur soutien à des organisations engagées en faveur de l’environnement.

L’initiative « Save the ocean » de Seiko donne un nom à consonance durable à sa collection.

Si certaines marques demandent à des photographes et à des chercheurs naturalistes renommés de devenir leurs ambassadeurs, d’autres reversent des fonds à des organisations de protection des océans. La liste est longue : Blancpain avec Ocean Commitment, Seiko avec Save the Ocean, Oris avec plus de dix initiatives et chercheurs, Carl F. Bucherer avec le Manta Trust, Breguet avec Race for Water, etc. Vous avez certainement déjà entendu parler de ces collaborations ou vu une édition spéciale correspondante dans une collection.

Afin de juger du sérieux d’une marque en matière de dons, nous devrions idéalement avoir une idée du montant des dépenses consacrées à ces causes par rapport à ses revenus totaux. Il serait ainsi possible de séparer les marques à l’engagement sérieux de celles qui comptent simplement sur les retombées d’un bon coup de publicité. Ici aussi, il faut toutefois admettre que ces petites actions mises bout à bout sont toujours mieux que de ne pas du tout aborder la question de la durabilité.

Les montres d’occasion sont-elles la clé de la durabilité ?

Les amateurs et fabricants de montres savent que les montres mécaniques sont un symbole de durabilité et se transmettent souvent de génération en génération, un fait volontiers exploité à des fins marketing. Patek Philippe tire sur cette corde depuis plus d’un quart de siècle dans sa campagne iconique et n’a aucunement l’intention de changer sa stratégie.

La question de la durabilité semble enfin avoir une réponse évidente : il suffit d’acheter des montres d’occasion pour économiser à la fois de l’argent, de l’énergie et des émissions. Si cet argument peut sembler raisonnable à première vue, il n’est en réalité pas aussi logique que vous pourrez le croire. Le marché des montres d’occasion est en effet très bien fourni, mais doit être alimenté par des exemplaires ayant été achetés à l’état neuf par une personne ou une autre. Si la source de modèles neufs se tarit, cet approvisionnement théoriquement « durable » atteindra donc rapidement ses limites. De plus, l’achat d’une référence d’occasion est souvent clairement motivé par un prix plus abordable ou par un manque de disponibilité dans le commerce.

Dernières réflexions

Dans un article paru en 2020, le New York Times a posé la question « Sustainability in Watches: Do You Really Care? », soulevant ainsi une autre problématique : les clients accordent-ils effectivement de l’importance à la durabilité ? Les enquêtes semblent faire pencher la balance du côté du oui, mais la majorité des personnes interrogées y affirment également préférer les produits biologiques, alors qu’ils ne représentent en réalité qu’une fraction des aliments qu’elles achètent. La situation est identique pour les vêtements produits de manière responsable : si beaucoup approuvent cette pratique, les bonnes intentions ne sont souvent pas suivies des actions correspondantes. Il semble donc hypocrite de terminer cet article par une leçon de morale, sachant pertinemment que la plupart d’entre nous n’arrive pas à se conformer aux règles auto-établies.

Si mon postulat de départ était de savoir ce que les marques font en matière de durabilité, il serait également intéressant de changer de point de vue. Que pouvons-nous faire en tant que clients et acheteurs ?

Il n’existe pas vraiment de bonne ou de mauvaise décision : si l’achat d’une montre ne mènera certes pas notre planète à la ruine, une privation totale n’est pas non plus la solution. Comme toutes les autres industries, l’industrie horlogère ne peut ignorer sa part de responsabilité – même si son impact environnemental est au final relativement faible à l’échelle internationale. L’acheteur porte lui aussi une part de responsabilité, et cette affirmation est d’autant plus vraie dans le cas des montres de luxe, car ceux qui peuvent s’offrir de tels objets sont généralement dans une situation financière confortable.

Cette responsabilité de l’acheteur « privilégié » ne s’arrête pas uniquement à sa passion pour les montres et devrait dans l’idéal s’appliquer à d’autres domaines. La prise en compte des mesures évoquées ci-dessus lors de l’achat d’une montre ne doit représenter qu’une petite partie des efforts à intégrer à votre quotidien pour plus de durabilité. Les aspects abordés dans cet article peuvent servir de guide si vous souhaitez vous informer sur les stratégies des différentes marques.

Nous ne devons jamais oublier que les fabricants ne sont pas les seuls à avoir la responsabilité de nous fournir des montres durables : le client possède également sa part de responsabilité et devrait toujours questionner le côté durable de ses achats. Il existe toujours un compromis entre les deux extrêmes que sont la privation et la consommation à outrance.

Lire en suite

Montres de luxe et développement durable : les marques qui montrent l’exemple

Panerai au Watches and Wonders 2021 : cap sur la durabilité

Watch Hunting avec Troy Barmore : Seiko, Cartier et Benrus


À propos de l'auteur

Tim Breining

Je me suis intéressé aux montres à partir de 2014, pendant mes études d'ingénieur. Puis cette curiosité s'est transformée en passion. Comme mon université et le siège …

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