Les montres de luxe peuvent nous fasciner de différentes façons. Aucun passionné de garde-temps ne pourra dire le contraire ! Mais comme dans le football, si les supporters sont unis par l’amour du sport, des rivalités peuvent néanmoins éclater entre les différents clubs. En plus d’adhérer à tel ou tel club, ou plutôt marque ici, il existe dans l’univers horloger deux autres camps : ceux qui placeront la technique au centre de leur achat, et ceux qui privilégieront le design des garde-temps. Vous avez probablement déjà certains stéréotypes ou noms de marques en tête qui entrent dans l’une ou l’autre catégorie. Pour n’en citer que deux : Rolex et Seiko.
Nos auteurs aussi sont divisés sur la question. Nous avons donc pensé qu’il serait judicieux d’écrire un article qui opposerait les deux points de vue. Quel aspect prendra le pas sur l’autre dans votre décision d’achat ?
Pascal Gehrlein : le design prime sur la fonction
« Design ou fonction » : cette question se pose dans bien des domaines. Bien souvent, le design est associé à quelque chose de superficiel, de moindre importance. Je pense que c’est une erreur. Bien sûr, aucune montre ne saurait fonctionner sans calibre. La technique est primordiale. Et en même temps, difficile de ne pas envisager de la faire passer au second plan quand on sait qu’on ne lit plus l’heure sur une montre mécanique depuis belle lurette.
Je suis profondément convaincu que c’est le design qui a sorti la branche horlogère de la crise du quartz. La technique ne suffisait déjà plus dans les années 1970-80 pour assurer la pérennité de la montre mécanique. Les grandes avancées et développements majeurs ayant suscité un véritable effet « waouh », comme la première montre automatique ou l’introduction du guichet de la date, remontaient déjà à plus de 20 ans. Loin de moi l’envie de dramatiser, mais, pour beaucoup, si l’Audemars Piguet Royal Oak est la montre qui a déterminé le genre de montre de sport de luxe, c’est grâce à son design octogonal hors du commun avec ses vis saillantes et ses bords biseautés. Et c’est comme ça qu’elle a sauvé la branche horlogère. Le design pose les bases. Superficiel ? Évidemment ! Admettez néanmoins qu’il est difficile d’admirer la technique au premier coup d’œil, sauf s’il s’agit d’une montre squelette. Le design de la Royal Oak a envoyé un signal clair : la fonctionnalité pure des montres mécaniques a certes été dépassée par la technologie du quartz, mais s’il on opte pour une montre de luxe c’est avant tout pour son design. La Royal Oak posait ainsi sa définition de la montre de luxe. Il en va de même pour la Patek Philippe Nautilus ou la Rolex Submariner.
La consistance dans le design de produit de ces marques joue selon moi un rôle majeur dans la valeur de reconnaissance, la popularité et la préservation de la valeur des articles. La montre que l’on reconnaît sera souvent plus convoitée et sa valeur plus stable dans la plupart des cas. Les exceptions confirment évidemment la règle. De plus, le design pose largement les bases de la technique. Je trouve, certes, fascinant qu’AP ou Bulgari parvienne, malgré le nombre de composants, à créer des calibres performants si plats qu’ils peuvent intégrer un boîtier de seulement quelques millimètres d’épaisseur. Disons que l’argument ne sera simplement pas décisif dans mon désir d’achat, pas plus que le spiral en Parachrom chez Rolex, la version en silicone chez Omega ou son échappement Co-Axial d’ailleurs.
Les choses évoluent quand on monte en gamme avec une A. Lange & Söhne Zeitwerk ou les modèles de Ressence, par exemple. Les acheteurs qui évoluent dans ces catégories partent sciemment en quête de complexité et d’originalité. Ils possèdent déjà très certainement une Submariner ou une Royal Oak, et sont à la recherche d’autre chose. Disons que c’est très rare qu’une montre parvienne à m’attirer avec sa seule technique. Parmi les exemples, la Zenith El Primero Defy Inventor ou la technologie Grand Seiko Spring Drive que mon collègue abordera sûrement. Pour moi, la montre est un véritable objet de luxe pour le ravissement des yeux. Elle doit provoquer quelque chose. Je fais généralement partie des acheteurs passionnés car, selon moi, acheter un produit luxueux n’a absolument rien de raisonnable. Et si on me demande, ce point de vue me paraît quant à lui tout à fait raisonné.
Tim Breining : la forme suit la fonction – même chez les montres modernes ?
En tout honnêteté : vous n’avez pas en tête un certain nombre de montres pour lesquelles l’unité de forme et de fonction n’est pas véritablement respectée ? Tout le monde a déjà entendu cette phrase « la forme suit la fonction » qui rend les deux aspects indissociables. En général, la popularité d’un garde-temps se base pourtant sur l’association de l’esthétique et du nom de la marque qui apparaît sur le cadran. Il semble tout à fait compréhensible que certaines marques tentent de gagner les faveurs des consommateurs avec des designs osés et parfois discutables. En principe, rien de grave. On pense par exemple à une Richard Mille issue de la collection Bonbon qui, sous ses aspects absurdes, renferme un joyau du savoir-faire horloger. Malgré son design tape-à-l’œil, l’exigence technique n’a pas été mise de côté. Même si je n’ai pas d’affinités pour le design, je suis néanmoins capable d’en admirer la conception.
Là où je suis moins d’accord, c’est quand la montre fait l’impasse sur la technique, surtout quand on évolue dans des sphères de prix élevées. Que des garde-temps abordables aient recours à une technique fiable et accessible, est tout à fait compréhensible. Néanmoins, il est plus difficile de s’enthousiasmer quand des montres, qui affichent des montants à cinq chiffres et revendiquent le statut d’icône, ne proposent pas de réelle innovation technique au niveau de leur calibre. Trop souvent, certains modèles gravitent autour du même look en nous proposant une énième variation de couleur ou de diamètre. Alors, que faut-il attendre de la technique d’une montre ? Il faut d’abord toujours adapter les conceptions techniques à la catégorie de prix. Si des montres chiffrées à quelques centaines d’euros peuvent séduire en proposant de petites modifications sur les ébauches de calibres qu’elles utilisent, le client est en droit d’attendre un calibre exclusif doté d’une finition esthétique manuelle hors pair quand il s’agit de montres de luxe d’un segment de prix hautement supérieur.
Ce qui me séduit vraiment en matière de technique horlogère
Que le prix soit raisonnable ou élevé, les innovations techniques dans ce domaine ne doivent pas être destinées au plaisir des yeux des autres spectateurs, mais sont là pour être valorisées par leur seul propriétaire. Bien sûr, je suis conscient que les innovations techniques, si tant est qu’il s’agisse de complications, ajoutent des fonctions supplémentaires à la montre. Mais alors, pourquoi les complications nous fascinent-elles autant ? Nous pouvons lire la date sur notre smartphone et l’usage pratique des phases de lune semble plutôt limité. Ce qui nous enthousiasme tant, c’est que toutes ces fonctions soient mécaniquement combinées dans une toute petite montre-bracelet. La valorisation de ces performances requiert un certain degré de connaissance de la part du propriétaire. Il est intéressant de noter que plus les compétences techniques sont élevées, plus la fascination pour les détails du garde-temps augmente. La montre automatique deviendra l’objet de toutes les fascinations à partir du moment où l’on comprendra qu’elle se remonte par le simple mouvement du poignet. Si les particularités de construction et le déroulement détaillé de la fonction vous intéressent, une toute autre dimension d’appréciation des montres s’offre à vous.
Dès qu’un fabricant décide de trouver de nouvelles solutions techniques pour résoudre un problème en particulier, je trépigne d’impatience à l’idée de connaître les détails de construction et les obstacles auxquels les équipes de développement ont dû faire face. Il y a quelques décennies, les tâches des constructeurs étaient influencées par les exigences concrètes des marchés. La demande en garde-temps fins, simples à entretenir et munis de longues réserves de marche a clairement posé les bases. Les montres mécaniques composent actuellement une niche où les considérations de ce genre n’ont que peu leur place. Les fabricants et les horlogers sont plutôt maîtres de leurs propres exigences et doivent plaire aux clients attirés par la technique en leur proposant des solutions pérennes.
Vous pouvez penser que c’est absurde, mais si vous partagez la passion des montres mécaniques, alors vous êtes forcément confrontés au caractère superflu des objets. Le fait que le smartphone le moins cher du marché puisse surpasser la fonctionnalité d’un chronographe hautement compliqué doit-il pour autant nuire à la fascination que vous vouez à sa mécanique ?
L’importance de regarder sous le cadran
Bulgari fait partie des nombreux exemples de marques à associer innovation technique et design. Dans la course folle au garde-temps le plus plat, Bulgari a planté les jalons avec son Octo Finissimo Chronographe GMT, l’un des chronographes les plus impressionnants doté d’un calibre fascinant. La marque s’est fixé un objectif clair, dont tous les développements découlent, pour créer des montres qui excellent dans bien des domaines. Citons également la collection controversée d’Audemars Piguet, la CODE.11.59. La scène horlogère boude son cadran trop ordinaire, tandis que l’abondance de calibres de manufacture utilisés pour la première fois dans ces modèles ont véritablement dû essuyer une pluie de critiques.
J’espère avoir pu vous convaincre en vous exposant mon enthousiasme pour la technique horlogère. Si vous vouez une obsession sans faille pour l’esthétique d’une montre, je vous conseille tout de même de jeter un œil à sa mécanique. L’approche est plus personnelle, plus subtile – et donc plus épanouissante – que de s’attarder uniquement sur le design du garde-temps.
